UN MONDE SANS FAIM A PORTEE DE MAIN PAR HERVE PILLAUD - 2025

ENTRETIEN AVEC... HERVE PILLAUD

Hervé PILLAUD est l’auteur du livre « VERS UN MONDE SANS FAIM » aux éditions Diateino, paru en 2024, préfacé par Erik ORSENNA et adoubé d’un bandeau signé Julien DENORMANDIE. Installé en Vendée au début des années 80 comme éleveur de vaches montbéliardes, Co initiateur d’un système collectif d’irrigation dans une région qui manquait déjà d’eau à l’époque, Hervé PILLAUD est également le seul agriculteur à avoir siégé au Conseil national du numérique. Sa connaissance de l’intelligence artificielle et son expérience française et internationale en font un acteur incontournable de l’échiquier numérique. L’AIISA a souhaité le rencontrer pour mieux comprendre ce qui nous attend – ou devrait nous attendre – dans les années et décennies à venir.

 

AIISA - Vous avez siégé au Conseil national du numérique : Pensez-vous que nous avons réellement compris ce que le numérique peut nous apporter, notamment dans la filière agricole ?

HP. - Non. En réalité, nous en sommes encore loin. Pour l’instant, on ne saisit pas bien tout ce que le numérique et l’utilisation des données vont pouvoir nous apporter. Nous sommes dans une période de transition du numérique, qui est pensé comme un simple outil au service de stratégique élaborées sans le numérique et non à partir du numérique. Je vais prendre l’exemple de l’automobile : Quand les premières voitures sont arrivées, elles allaient plus vite pour aller d’un point à un autre, on comparait la voiture au cheval. Mais on était loin du potentiel réel de ces machines, car les infrastructures n’étaient pas pensées pour elles !

AIISA - Vous écrivez qu’Alphabet (maison-mère de Google) s’est intéressé aux données agricoles : L’avenir serait-il dans des banques de données privées ?

HP. - Bonne question ! Tout va extrêmement vite dans le numérique agricole, le cas de Google en est une illustration : En 2023, MINERAL, start-up créée 5 ans plus tôt par Google, devenait une entreprise indépendante d’Alphabet, avec l’objectif de promouvoir une agriculture durable en utilisant toutes les données agricoles disponibles – autrement dit en activant l’intelligence artificielle. Début 2025, retournement stratégique : En raison de la forte concurrence, Alphabet a décidé de céder MINERAL.

Rappelons pour l’anecdote qu’une autre plateforme française – AGADATAHUB - se voyait comme une plateforme de données agricoles référente en France et en Europe. Elle a cessé d’exister début 2025.

Pour ma part, je ne crois pas que la propriété des données soit un concept sur lequel s’appuyer. Nous avons plutôt intérêt à libérer le maximum de nos données dans un intérêt commun : les données que je libère associées à celles que d’autres libèrent nous permettent de construire des données d’une valeur bien supérieure : « le groupe est toujours meilleur que le meilleur du groupe ».

 

AIISA - Pour en revenir au titre de votre livre, la base de l’alimentation humaine repose sur un nombre réduit de plantes…

HP. - 20 plantes servent de base alimentaire à 80% de la population mondiale, et 4 d’entre elles le sont pour plus d’un humain sur 2. Désormais, le gros enjeu notamment face aux évolutions climatiques, c’est de sélectionner de nouvelles espèces assez vite, et les nouvelles technologies le permettront.

Des centres de phénotypage existent notamment au Maroc (*), où des essais sont réalisés sur des espèces résistantes à un taux très bas d’hygrométrie de l’air : ils anticipent les évolutions climatiques en imaginant des plantes adaptées aux futures conditions.

(*) : en France, des instituts comme ARVALIS et l’INRAE le font aussi

AIISA - Les protéines végétales sont présentées comme une piste d’avenir et de substitut aux protéines animales. Qu’en pensez-vous?

HP. - Pour moi, ces 2 sources de protéines sont complémentaires et doivent avoir leur place.  Pour ce qui est des protéines végétales, si nous souhaitons réellement les développer, il est nécessaire de repenser certaines filières végétales délaissées aujourd’hui, comme les lentilles ou les haricots, de la chaine de sélection variétale jusqu’aux plats cuisinés. Cela prendra du temps, mais mieux vaut le prendre pour que la population adhère à ces filières plutôt que de procéder par injonction et convaincre une part infime de nos concitoyens.

AIISA - Quid du « Green Deal » européen, de plus en plus remis en question ?

HP. - Le Green Deal est largement revisité : Le maître mot de l’Europe à présent, c’est la compétitivité, mais pas dans les mêmes conditions qu’avant. La raison en est double : d’abord celle de la souveraineté alimentaire : Comment lutter contre l’Ukraine et ses parcelles 10 fois plus grandes que les nôtres ? Et puis un autre enjeu dépasse de loin l’agriculture : C’est la croissance exponentielle de la population, multipliée par 10 en 250 ans. Si on ne procure pas à manger aux gens là où ils vivent, ils iront là où se trouve la nourriture, d’où les phénomènes d’immigration et d’accaparement alimentaire. Le commerce mondial possède nombre de travers et de limites, mais le moindre mal consiste à exporter la nourriture vers les pays qui en ont besoin, si toutefois ils ne peuvent pas la produire chez eux (*) : c’est du moins ce qui se dessine dans ces évolutions européennes. 

AIISA - Comment retrouver de la compétitivité ‘autrement’, avec quels nouveaux outils ?

HP. - L’agriculture de conservation des sols est à mon avis une bonne option en ce qu’elle permet de régénérer la vie des sols. On a des possibilités considérables de développement sur la piste phyto-myco-sanitaire, ou avec les acariens mangeurs des nématodes de la tomate par exemple. On en est seulement aux prémices, il nous reste encore beaucoup à apprendre dans ce domaine.

Autre gisement de compétitivité : l’intelligence artificielle (qui revisite considérablement l’usage du numérique), non pas pour nous remplacer, mais pour nous assister sur ce qui est cartésien, car elle peut le faire beaucoup mieux que nous, la sensibilité vectrice de créativité restant l’apanage de l’être humain…

AIISA - On en revient au numérique et à l’intelligence artificielle !

HP. - Oui, et nous devons lui accorder une plus juste place Attention toutefois, l’IA doit rester pilotée par l’homme, la géolocalisation des données par exemple est fondamentale. Ce qui est vrai ici ne l’est pas là-bas… Par ailleurs nous sommes des êtres vivants…avec des besoins alimentaires 3 fois par jour, et pour nourrir la population, nous n’avons pas droit à l’erreur. L’IA doit rester à sa place en tant qu’assistant et non devenir le chef d’exploitation. Il est donc crucial de garder le contrôle, parce que le temps du numérique et des modèles prédictifs, n’est pas le même que celui des saisons…

AIISA - Les agriculteurs français peuvent-ils faire face à toutes ces mutations ?

HP. - Pour vous répondre, je classifierais nos agriculteurs en 3 tiers : l’avant-garde, les agriculteurs qui sont dans la prospective, qu’ils soient petits ou gros ; ensuite les suiveurs, qui ‘sentent’ ces évolutions mais qui n’ont pas pris le wagon de tête ; et ceux qui n’adhèrent pas, faute de moyens, de temps disponible ou de formation.

Pour répondre à votre question, la première catégorie, voire une partie de la seconde, pourront très vite affronter ces défis, c’est presque désormais une question de mois.

AIISA - Vous dénoncez un autre frein autrement plus concret dans votre livre…

HP. - Si j’évoque les réglementations européenne et française à coups de surtransposition, cela est une évidence pour tous ! Ainsi, pour les réglementations sur les biostimulants, les entreprises obtiennent d’abord des agréments aux Pays Bas, en Italie puis en France. La réglementation, on peut l’assimiler à la gestion d’une rente. Or, l’innovation, c’est souvent prendre des risques. On souhaite faire évoluer un système, se réapproprier des espaces de liberté, et la réglementation vient entraver cette démarche avec des injonctions paradoxales : on veut en finir avec l’agriculture intensive, mais en freinant toutes les pistes pour en sortir…c’est schizophrénique !

 

AIISA - L’hybridation des activités, est-ce une piste pour la diversification de leurs revenus ?

HP. - On assiste à la fin des exploitations spécialisées, et c’est là une évolution majeure des 50 dernières années : Des structures hybrides se développent, s’appuyant bien entendu sur l’alimentaire, mais aussi sur la production de photovoltaïque, l’accueil à la ferme… Et ce qui me frappe, c’est la multiplication de ces structures hybrides auxquelles les jeunes générations d’exploitants aspirent.

Un exemple parmi d’autres, je pense aux vergers Gazeau en Vendée : Partis de l’exploitation de leurs pommiers en 1948, ils se sont structurés avec des certifications type BRC Food(*) pour exporter, ont diversifié leur production fruitière et ouvert une douzaine de magasins en France : ces modèles sont appelés à se développer.

(*) BRC Food = certification qualité propre aux distributeurs britanniques

 

AIISA - Qu’est-ce donc que « l’auxilarium » que vous évoquez dans votre livre ?

HP. - Rendons à César…Je me suis inspiré d’une très belle idée d’élèves de 1èrePro au Lycée Agricole d’Albi Fonlabour. Je me suis projeté en 2050, une fois que toutes les données et observations sur la symbiose plante-plante, sur le microbiote du sol, sur la ‘lutte intégrée’ auront été digérées, afin d’obtenir de bons rendements sans pesticides. L’auxilarium, c’est une réserve fantastique sur l’exploitation où nous élevons et cultivons tout ce qui est nécessaire pour soigner les cultures et les vaches, en partant des besoins spécifiques, car - pour moi – bio-stimulation et bio-contrôles ne seront efficaces que s’ils sont ‘cousus main’.

 

Merci Hervé PILLAUD!

 

Juin 2025 - propos recueillis par Emmanuel Banon