EUGENIE VEGLERIS 1

ENTRE NATURE ET CULTURE 
POUR UNE AGRICULTURE ÉCOSOPHIQUE ? (1/3)

Le concept de nature

Un texte d'Eugénie Vegleris

 

La nature ? Au coeur des préoccupations écologiques se trouve, non pas une réalité, mais un concept forgé aux alentours du 5ème siècle avant notre ère par les penseurs présocratiques. Phusis était le nom inventé pour désigner l'ensemble des processus constitutifs de ce qui est. Élaboré à partir du verbe phuô, qui signifie pousser, naître, faire naître, croître, le terme de phusis faisait du mouvement et du changement le principe de tout, aussi bien des choses qui apparaissent à la lumière du jour " les phénomènes " que leurs causes invisibles - leurs principes. Approfondissant l'observation des phénomènes, Aristote invente une démarche scientifique spécifique. Physique(s) est le titre donné aux investigations sur les causes dont les changements observables sont les effets. Avec Aristote, le regard sur la physis perd son innocence en devenant l'investigateur de ses modes de fonctionnement. Le concept latin de natura, forgé à partir du verbe naître, consacre cette modification.

 

En faisant de la nature son objet, la connaissance rationnelle rompt l'unité entre le vivant humain et les réalités non humaines. Situé en face des « choses » à connaître, l'homme se saisit comme une exception dans un univers qui ne pense pas. De cette scission naît l'idée que la nature « environne » le sujet pensant qui, par sa capacité de connaître, est au centre d'un milieu ». Cette idée détermine le cours de la pensée occidentale qui ne cessera de creuser la séparation. La multiplication des disciplines scientifiques va de pair avec la division croissante de la nature en domaines, affectés chacun à une branche spécialisée. Dans une conférence prophétique prononcée en 1935, Edmund Husserl[1] qualifie de barbarie la perte de l'unité du réel par le cloisonnement des savoirs. Réduit à un point de vue partiel et donc partial, le scientifique perd le lien avec la nature, lien qui alimente l'esprit critique et le bon sens. Aussi contribue-t-il à l'avènement d'un monde qui, à coup d'abstractions, finit par éliminer l'être humain.

 

Le retour à la Nature préconisé par Rousseau[2] deux siècles plus tôt était à la fois trop radical et trop poétique pour rendre les esprits attentifs aux dégâts qu'une science sans conscience pouvait entraîner. Entièrement nostalgique et pas du tout écologique, l'approche rousseauïste a sans doute empêché une prise de conscience indispensable. Faisant entière confiance aux pouvoirs de la raison, l'époque des Lumières aurait gagné à repenser le concept de « nature » en cherchant à concilier les avantages indéniables du progrès et la nécessité de tracer à ce progrès des limites. À défaut d'une telle réflexion, la voie fut ouverte à la situation que stigmatise Husserl. Oubliant qu'il existe une phusis par-delà nos connaissances et nos manipulations, nous avons prolongé la voie de l'abstraction intellectuelle ouverte par Aristote en chantiers d'extraction des ressources naturelles. Nous imaginant que ces ressources sont inépuisables, nous avons affiné nos instruments de forage et de prélèvement jusqu'à bouleverser les processus naturels.


 
[1] La crise de l?humanité européenne et la philosophie. Edmund Husserl, 1859-1938.
[2] Discours sur l?origine et les fondements de l?inégalité parmi les hommes, 1755. Jean-Jacques Rousseau, 1712-1778.

Le concept de culture

 

Nous voici arrivés à un point où il devient impossible de distinguer le « naturel » de nos artifices. Nos ancêtres lointains taillaient la pierre, cultivaient la terre, domestiquaient les animaux pour améliorer leurs conditions de vie en vénérant religieusement le soleil, les éléments naturels et les saisons qui rendaient ces biens possibles. Nous, oublieux de ce que la phusis a de sacré, nous intervenons dans ses processus jusqu'à en modifier le cours et la structure, la sommant de nous livrer tous ses secrets afin que nous en devenions maîtres et possesseurs. Cet oubli caractérise autant les entreprises industrielles entièrement soumises aux intérêts financiers que la majorité des mouvements écologiques. Si les premières se désintéressent de l'avenir de l'humanité sur cette planète, les seconds négligent notre histoire qui rend impossible tout retour à une production « naturelle ». Désormais, notre environnement relève tout entier de la culture.

 

Du coup, la question de notre rapport à la nature devient : comment cultivons-nous la nature ?

De même racine que le culte, la vénération des dieux, le terme latin de cultura désignait l'acte de travailler la terre en en prenant soin. Dans ce contexte, la culture de la nature était comprise et pratiquée comme l'art d'user des données naturelles comme d'un don des dieux pour le bien-être des hommes. Et cet art reposait sur la connaissance et le respect des cycles et des humeurs de la nature environnante. Comparant l'esprit à une terre à traiter avec respect et persévérance, Cicéron[1] introduit le sens actuel du mot culture. Cultiver son esprit est, pour un être humain, une sorte d'agriculture. À l'instar de la nature environnante, la nature du vivant humain appelle des soins particuliers pour devenir fertile. Cultiver la nature, qu'elle soit physique ou spirituelle, consiste donc à en explorer les diverses potentialités, arroser ici, élaguer là, éclairer de façon appropriée afin que le terreau ainsi traité donne le meilleur de lui-même.

 

Cette réponse suscite la question épineuse des moyens et des fins. La sagesse, finalité de la culture spirituelle, concerne l'âme individuelle et l'invite à pratiquer une discipline. La fertilité, finalité de la culture de la nature environnante, relèvent d'une coopération et s'adressent à une collectivité. Cette différence, située autant à la source qu'à la destination, rend la culture de la nature problématique. Car la culture de la nature peut être prise en charge par quelques-uns dans l'intérêt d'une minorité. Car, ainsi assumée et orientée, la culture de la nature devient inévitablement dépendante à la fois d'une technique instituée et d'une gestion de production. Si la répartition inégalitaire des biens de la culture des champs "de l'agriculture" est aussi vieille que l'humanité, le moyen d'exploitation des fruits de la terre se trouve bouleversé par l'avènement de l'ère industrielle. Non seulement celle-ci dépeuple les campagnes pour fournir de la main d'oeuvre aux usines mais encore transforme-t-elle le rapport de l'homme à son environnement. L'interposition de l'automate rompt doublement le lien intime entre l'homme et les éléments naturels. D'une part, se défait la connexion intuitive avec l'univers et, d'autre part, la préoccupation qualitative cède la place à la production en série.


 
[1] Cicéron, 106-43 av. J.C.