EUGENIE VEGLERIS 3 et Fin

ENTRE NATURE ET CULTURE,
POUR UNE AGRICULTURE ÉCOSOPHIQUE ? 3/3

Du concept d'écologie à celui d'écosophie.

 

Un texte d'Eugénie Vegleris

 

Dans le sillage d'Arne Naess[1], le philosophe Felix Guattari approfondit le concept d'écosophie. À ses yeux, la réponse véritable à la crise écologique exige une véritable révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels[2]. Une telle révolution est indispensable pour surmonter la contradiction actuelle : d'une part, le développement continu des moyens technoscientifiques susceptibles de résoudre les problèmes écologiques et le rééquilibrage des activités socialement utiles sur la surface de la planète et, d'autre part, l'incapacité des forces politiques et des individus de s'emparer de ces moyens en les rendant opératoires. En réunissant la notion d'eco/oikos - habitat - et de sophie - sagesse -, le concept d"écosophie met l'accent sur l'importance des subjectivités.

 

Ce qui distingue le vivant humain de tous les autres animaux c'est la conscience, instance éminemment personnelle de perception, de compréhension et d'action. Il y a plus de différence entre un homme et un homme qu'entre un homme et une bête, écrivait Montaigne[3]. Pour sortir de l'écologie idéologique - conjointement abstraite et passionnelle -, il est nécessaire de penser le problème de l'intérieur, à l'intérieur même des subjectivités qui composent la société. Une subjectivité est un entrelacement unique et inextricable entre une singularité individuelle, une éducation sociale déterminée, des rencontres et des situations particulières. Une subjectivité est un carrefour paradoxal entre un potentiel de liberté et des forces aliénantes. Se distinguant de l'écologie qui mise principalement sur les prises de décision politiques en comptant sur des mesures coercitives et des bonnes volontés isolées, l'écosophie mène simultanément une écologie environnementale, une écologie sociale et une écologie mentale. Parmi ces trois écologies, l'écologie mentale - la maturité des consciences -est la plus importante car elle est présupposée dans toutes les autres.

 

Si la critique de Guattari est pertinente, la réalisation de ce qu'elle préconise pose problème car elle repose sur une représentation de la psyché humaine qui ne va pas de soi[4]. Pour surmonter l'obstacle, il faudrait tenter une autre voie et faire un pari. Cette autre voie pourrait être... la prise de conscience et de position d'un bon nombre d'ingénieurs agronomes. Ingénieurs, ils sont scientifiquement au courant à la fois des fonctionnements des diverses espèces vivantes et de l'ensemble des techniques actuelles pour les traiter. Individus dotés de conscience, ils ont chacun la capacité de comprendre la situation dramatique d'une humanité affectée par une mondialisation violente et inégalitaire.


 
[1] Arne Naess, 1912-2009.
[2] Les trois écologies, Galilée, 1989. Felix Guattari, 1930-1992.
[3] Michel de Montaigne, 1533-1952.
[4] Guattari parle en philosophe-psychanalyste.

Pour une agriculture écosophique

 

 

Un texte d'Eugnéie Vegleris

 

Légitimes par leur formation, les ingénieurs agronomes pourraient assumer leur responsabilité humaine en devenant des éclaireurs. L'articulation entre leur formation scientifique/technique et leur conscience répond aux traits qui définissent la « culture ». Prendre soin des ressources, aussi bien intérieures qu'extérieures. Aborder les données extérieures - en l'occurrence les données environnementales en leur diversité - en tenant compte de la nécessité, pour tout être humain habitant la planète, de bénéficier des conditions nécessaires à sa santé physique et spirituelle. Envisager l'ensemble qui constitue planète-terre, non théoriquement, mais en inscrivant les activités locales dans la perspective qui est la leur : le meilleur vivre et être de l'humanité planétaire. Pour contribuer à l'avènement d'une écologie écosophique, l'ingénieur agronome devrait se faire philosophe. Philosopher consiste à se questionner en prenant la « mesure » non quantitative du vivant humain. Parce que l'homme est le seul animal qui puisse mourir pour ses idéaux, une écologie digne de ce nom ne devrait-elle pas avant tout s'intéresser à la « nature » humaine ?

 

Edgar Morin[1] nous invite à retrouver le paradigme perdu de la nature humaine.  L'homme est par nature un être de culture. Émergée de la grande nature, l'espèce humaine survit en produisant de la culture au moyen du langage des mots. Culture de l'environnement minéral, végétal, animal ; culture génératrice de mythes et de rites ; culture en quête de connaissances objectives ; culture productrice d'institutions constructives. Unique exemplaire de son espèce, infiltré et modifié par les représentations et les pratiques sociales, chaque individu humain a vitalement besoin non seulement d'air sain pour respirer, non seulement d'alimentation saine pour se nourrir, mais aussi d'un environnement intellectuellement sain pour penser. Il a besoin, non seulement d'une planète propre, non seulement de la préservation des diversités minérales, végétales et animales, mais aussi de la diversité humaine. Loin de se réduire à celle des « genres », la diversité humaine est composée de la singularité de chaque individu et de la particularité de chaque langue parlée. Une écologie focalisée sur la nature non humaine priverait les individus, actuels et futurs, de la vie de l'esprit.

 

Cette privation est déjà en cours, car nous sommes dans une société qui substitue l'information à la communication, remplace la discussion par la juxtaposition des opinions contraires, confond respect de la diversité et multiplication des catégories identitaires. La faille de notre civilisation occidentale actuelle réside dans une large mesure dans la faillite de notre système éducatif, familial et scolaire. L'éducation est, en quelque sorte, l'agriculture que la famille et la société pratiquent pour initier dans le monde humain le nouveau-né. Potentiellement humain, celui-ci devient réellement humain grâce à son immersion dans un environnement qui parle, échange, pense, transmet. Sans cette immersion, le nouveau-né resterait sauvage - agrios en grec, d'où agros, le champ sauvage à cultiver.

 

En cultivant son rapport à la « nature » sans oublier les enseignements des sciences, l'ingénieur agronome pourrait redonner à son métier la vocation éducative que les civilisations les plus anciennes lui avaient reconnu : construire la maison commune en songeant au développement de l'humanité de l'homme, ce vivant énigmatiquement exceptionnel surgi dans un environnement étranger au langage parlé. Sans remplacer les parents et les maîtres, l'ingénieur agronome travaillerait, en parallèle avec eux, à l'avènement d'un nouveau contrat naturel, pour reprendre ici la formule de Michel Serres[2]. Ce philosophe préconise l'établissement d'une alliance entre l'homme et l'environnement, c'est-à-dire entre les humains réunis par et pour leur habitat commun. Selon Serres, le contrat naturel résiderait dans la reconnaissance, exactement métaphysique, par chaque collectivité, qu'elle vit et travaille dans le même monde que toutes les autres collectivités.

 

Cette reconnaissance est appelée « métaphysique » parce qu'elle transcende les considérations purement physiques. Elle concerne les « collectivités » dans la mesure où les tous les États de la terre doivent s'engager officiellement dans le projet de leur destin commun. Mais la reconnaissance évoquée par Serres présuppose l'éveil des consciences. Or cet éveil est philosophique - questionner, comprendre, agir à partir de la compréhension sans jamais cesser de questionner. En choisissant d'éclairer ses nombreux savoirs par l'interrogation et la réflexion philosophiques, l'ingénieur agronome occuperait une place privilégiée pour préparer et propager ce contrat inédit, passé entre l'homme et l'homme en faveur de la culture de la nature.

 

FIN
 
[1] Edgar Morin, Le paradigme perdu, la nature humaine, 1973.
[2] Le nouveau contrat naturel, 1990. Michel Serres, 1930-2019.